[Manchester United] le topic des rois du Monde

« Oui, je me sens fort »
PATRICE ÉVRA, le défenseur de Manchester, refuse de passer pour un arrogant. Mais il ne cache pas sa fierté avant la finale.

Banlieue de Manchester, vendredi dernier, près du domicile de Patrice Évra. Durant deux heures, le défenseur français de MU nous a reçus pour évoquer sa carrière et la finale de la Ligue des champions, demain, face à Barcelone. Battu en finale par Porto avec Monaco, en 2004 (0-3), vainqueur avec Manchester face à Chelsea, l’an passé (1-1 a.p., 6-5 aux t.a.b.), Évra se dit prêt à relever le défi qui s’annonce : étouffer Lionel Messi.

« IL PARAÎT QUE vous avez failli manquer cette finale.
– (Surpris.) Ah bon ?

– Visiblement, Cesc Fabregas n’avait pas très envie de vous voir à Rome.
– (Il sourit.) Ah, cet épisode... J’ai vraiment été déçu. Tout le monde a compris qu’il voulait me blesser (MU - Arsenal, 0-0, le 16 mai). C’est dû à ce que j’ai dit après la demi-finale de Ligue des champions (3-1, le 5 mai). Onze enfants contre onze hommes. Je l’ai dit, je le pensais. Mais dans ce monde, dès que tu dis ce que tu penses, tu passes pour un arrogant. Le meilleur moyen de me répondre, c’était de mettre une bonne raclée à Manchester. Si ça t’amuse de mettre des coups, tu fais de la boxe, du taekwondo, tout ce que tu veux, mais tu ne joues pas au football. On se reverra en dehors du terrain, et là, il n’y aura pas d’arbitre pour me mettre de carton rouge.

– En attendant, tout va bien. Vous allez disputer votre troisième finale de C 1 depuis 2004...
– Je ne réalise pas. C’est juste énorme. J’ai toujours rêvé de gagner cette compétition. À Moscou, l’an passé, la première chose qui m’a traversé l’esprit, c’est : “Pat, tu l’as fait ! Tu l’as fait, mon gars !” Je me souviens de ma première interview à Manchester. J’avais dit : “Je ne suis pas venu ici pour jouer la C 1, je suis venu pour la gagner.” Le problème, maintenant, c’est que j’en veux une deuxième. Puis une troisième. Ça, c’est mon objectif. Trois, comme mon numéro de maillot.

– Vous vouliez affronter Barcelone. Pourquoi ?
– Avec tout le respect que j’ai pour Chelsea, c’était pour le prestige. Cette fois, personne ne dira que c’est un match de Premier League.

– On parle beaucoup plus de Barcelone que de Manchester, qui est moins populaire. Cela vous agace-t-il ?
– Vous pensez vraiment qu’ils sont plus populaires que nous ? Peut-être en France. Mais dans le monde, je ne crois pas. Je ne sais pas pourquoi mon pays n’a pas d’amour pour Manchester. Manchester, pourtant, c’est Cantona, et Cantona, ici, c’est une légende vivante. Cette saison, pour la première fois depuis que je suis ici, on a perdu deux matches d’affilée. Si vous saviez comme je me suis fait chambrer en sélection... Je me suis assis et je leur ai dit : “Quand je vois la joie qu’il y a dans vos yeux après deux défaites de Manchester, j’imagine la détresse que vous devez ressentir chaque week-end...” (Il sourit.)

– MU donne toujours cette impression de se transformer en machine infernale en C 1, avec des Rooney, des Tevez qui défendent comme des fous.
– Ici, t’as des légendes comme Giggs qui se retrouvent en tribune, et le gars, il est quand même là, dans le vestiaire, à fond derrière l’équipe. C’est la première fois que je vois ça. Ça déteint sur tout le monde. C’est Ferguson qui a amené cette culture. Si t’es pas comme ça, tu t’éjectes tout seul du groupe. Rooney, quand il marque, je ne suis même pas sûr qu’il soit heureux. Son ego, il s’en fout, ce qui l’intéresse, c’est de courir, de tacler, d’aider l’équipe.

– Pour l’ego, vous avez Cristiano Ronaldo.
– (Il rit.) Ah, Cricri ! C’est clair qu’il a son ego, mais franchement, il joue pour l’équipe.

– Il paraît insupportable, parfois.
– Mais pourquoi ? Je ne comprends pas. Parfois, il te sort cinq passements de jambes, il dribble le gars, et derrière, on dit qu’il est arrogant. Oh ! Les gens payent pour voir ça. Franchement, il est cool. Il lui arrive d’en rajouter quand il tombe, ça, d’accord. Même nous, on le chambre avec ça. Mais bon, il n’aime pas trop, il s’énerve... (Il sourit.)

– MU - Barcelone, c’est aussi le match Messi-Ronaldo. Lequel des deux est le plus fort ? Vous allez dire Cristiano.
– Je vais dire Cristiano parce qu’il est plus décisif, plus constant, plus mature. Mais bon, Messi, c’est énorme.

– Messi devrait être face à vous, mercredi (demain). Vous tremblez ?
– (Il sourit.) Ici, les gens parlent des deux matches de la saison passée en C 1, quand j’avais gagné mon duel avec lui. Mais Messi n’est plus le même joueur, il aura faim, ce sera une soirée compliquée pour moi. Je le sais. J’ai beaucoup de respect pour lui, mais je suis tranquille, et confiant. Jouer ce match, c’est juste un privilège. Après, je sais ce qui m’attend : si je gagne vingt duels, que je me fais passer une fois et qu’il marque, on dira que je me suis planté. À moi de me débrouiller pour que l’histoire soit belle jusqu’au bout. Ferguson a dit : “Messi ? Pat s’en charge.” J’espère ne pas le décevoir.

– Vous sentez-vous fort ?
– Oui, je me sens fort. Mais là, c’est pareil : on va dire que je suis arrogant. Pourquoi mentir ? Quand a-t-on le droit de dire qu’on se sent fort ? Quand on est au top de sa carrière ou quand on arrive à la fin, et qu’on fait des matches pourris ? Bien sûr que je me sens fort, bien sûr que je suis fier. Je suis en haut de la pyramide, mais je ne suis pas stupide : le sol est glissant, la marche toute petite, je peux vite tomber.

– Avez-vous parlé avec Thierry Henry avant la finale ?
– Oui, par messages. Il m’a dit qu’il travaillait comme un fou pour revenir. Au début, il était pessimiste. Je lui ai dit : “Déconne pas, faut que tu sois là.” C’est important pour la France. Déjà, j’étais dégoûté pour Abidal, et puis, deux gars des Ulis sur le terrain, ce serait bien, quand même ! (Les deux joueurs sont originaires de cette commune située dans l’Essonne.) Ce serait la bataille des Ulis. On serait fiers de ça.

– Vous n’avez pas si souvent parlé de votre enfance. C’était vraiment difficile...
– Non, certaines personnes en font un peu trop quand ils évoquent cette période de ma vie. J’ai eu une bonne éducation, j’ai toujours mangé à ma faim. Après, des bêtises, j’en ai fait, comme tout le monde. Mais je n’en fais pas ma marque de fabrique, ça va. Même si on était vingt-quatre frères et soeurs, même si on dormait à deux dans le même lit...

– Vingt-quatre ?
– Pas de la même mère, hein, je vous rassure ! Mais oui, vingt-quatre ! Vous croyez quoi ? Mon père, il ne regardait pas la télé, hein ! (Il rit.) C’est pour ça que je gratte un maximum de billets pour la finale.

– Vous avez raconté que vous étiez le DJ du vestiaire. Vous avez déjà tout prévu pour Rome ?
– Je m’en occupe... Je connais déjà la première chanson : Beautiful Day (« Un jour magnifique », de U2). J’espère que ce sera de bon augure.

– Vous dites souvent : “On est Manchester, on se doit de gagner.” C’est-à-dire ?
– Une anecdote : l’an dernier, après la victoire à Moscou, on s’est retrouvés dans l’avion, le coach s’est mis debout et il a dit : “Messieurs, je voudrais tous vous féliciter. Mais l’année prochaine, je vous regarderai tous dans les yeux et je verrai si vous avez encore faim. Celui qui n’aura pas faim, il sortira de l’équipe !” Tu viens de gagner une Ligue des champions, et l’entraîneur te sort ça ! Ici, c’est comme ça : tu gagnes, tu passes le balai, tu gagnes à nouveau, tu repasses le balai. Quelque part, c’est dommage, tu ne fêtes même pas les titres, mais c’est aussi ça, la culture de la gagne.

– Qui sont vos amis à Manchester ?
– Tévez, Park, Cristiano. Je traîne beaucoup avec Tevez et “Ji”. Personne ne comprend comment un Argentin, un Coréen et un Français peuvent toujours être ensemble. Mais avec eux, dès que j’arrive à l’entraînement, je sais que je vais me payer des barres de rire. Les autres rigolent bien aussi. Il y en a toujours un, parmi nous trois, pour penser à prendre le maillot d’échauffement des deux autres, des petits trucs comme ça... Ça fait marrer les autres. Je nous ai surnommés le bon, la brute et le truand. Le bon, c’est “Ji”, le truand, c’est moi, et la brute, c’est Tevez.

– Il a la tête pour.
– (Il rit.) Ah, dites pas ça, si vous ne voulez pas d’emmerdes ! »